Le secteur du digital se développe et s’organise depuis vingt-cinq ans environ. Une histoire relativement récente, qui s’écrit de manière éparse selon la région du monde où l’on se trouve.
Étant fondamentalement lié à l’interconnexion des individus à travers le globe, on pourrait penser que le monde du numérique connaît, dans les pays ayant un niveau de richesse comparable, un accroissement et un accueil relativement similaire. Dans l’usage, ce n’est pas le constat que nous pouvons faire.
L’aspect économique n’est pas le seul déterminant pour observer une population réceptive aux outils du numérique. L’accès et la démocratisation d’une technologie dépend également de l’histoire sociale et culturelle de la nation. Les investissements humains et financiers qui en découlent en sont largement influencés.
Une digitalisation selon les continents
En tant qu’Européens, nous avons une représentation et un développement numérique assez homogène à l’échelle des pays de l’Union. Notre réglementation en la matière ainsi que les investissements à l’échelle de l’UE forment une partie de l’explication. Lorsque l’on grandit en tant que belge, autrichien, ou irlandais, on s’imagine comme étant ultra connecté. Du point de vue du continent Sud américain ou de certaines régions d’Afrique, c’est un sentiment réaliste. Mais qu’en est-il du reste du monde ?
Si l’on se focalise sur l’Asie, les choses sont bien différentes. Cette région est en avance depuis le début de l’ère du numérique, et compte bien conserver sa place dans la course aux innovations de ce secteur d’activité. Et nous allons observer à quel point cela n’est pas le fruit du hasard.
Un pays représentatif de ce constat à bien des égards est la Corée du Sud. La population coréenne est réputée pour être ordonnée, propre, axée sur le collectif, également digitalisée et ce peu importe l’âge. La capitale, Séoul, est à elle seule un exemple parlant et déroutant.
Avec plus de 10,2 millions d’habitants polarisant une aire métropolitaine de 25,6 millions d’âmes, cette mégalopole parfois aussi calme que certains villages de France (sans exagérer), est un véritable incubateur des dernières technologies.
Quels facteurs socioculturels peuvent expliquer que la population au pays du matin frais semble plus encline à numériser sa vie au quotidien ? Est-ce que certaines valeurs ou moments clés historiques peuvent encourager des pratiques plus que d’autres dans une société ?
La naissance de la Corée du Sud
Un peu de contexte est nécessaire pour comprendre les choix pris il y a 60 ans par la Corée du Sud. L’indépendance des deux Corées, annexées, est signée les 15 août et 9 septembre 1948.
En réalité, c’est en juillet 1953 que les conflits s’achèvent dans la région. Par un armistice, cette date marque réellement la fin d’une Corée unie pendant treize siècles. Entre guerre civile et conflits d’envergure mondiale, respectivement sponsorisés par le bloc soviétique au Nord et les USA au Sud, les deux Corées vont devoir se reconstruire.
Le Sud, un des États alors les plus pauvres au monde, peine bien plus à la tâche comparé au Nord, massivement soutenu par l’URSS. Par peur du communisme, le dictateur militaire Park Chung-hee force en 1960 son pays à s’industrialiser.
Une culture d’entreprise mêlée à une histoire commune
Les banques d’états favorisent la création de grands conglomérats que l’on appelle des Chaebols, comme Hyundai, Samsung ou encore Daewoo. Des entreprises qui produisent et exportent du textile, de la métallurgie, de la pétrochimie, des voitures et des bateaux.
Ce miracle économique permet au Sud de dépasser économiquement le Nord, en 1975. L’ouverture de la Corée du Sud se poursuit avec les Jeux Olympiques de 1988, et le renversement des militaires au pouvoir par le fort mouvement démocratique. La Corée du Sud brille de tous ces feux.
Une réussite nationale
Bilan : en 75 ans, la nation est devenue la dixième économie mondiale, membre actif du G20, et 45 fois plus riche que la Corée du Nord. L’industrie représente un tiers de l’économie du pays. Ses chantiers navals construisent un navire sur trois au monde, et même deux méthaniers sur trois. Son industrie automobile est la cinquième de la planète.
À cela s’ajoute une véritable expansion culturelle, à l’échelle mondiale. Entre séries TV qui ont conquis le monde, la musique également avec le phénomène planétaire de la K-pop, sans oublier le cinéma Sud Coréen, récompensé de nombreuses fois à travers les prix les plus prestigieux. Ce succès de la culture dans son ensemble, dite Hallyu, est pour le pays un puissant soft power.
Et pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, la Corée du Sud domine les secteurs de demain. Téléphonie et réseau 5G, robotique, Smart City comme celle de Songdo, ou encore semi-conducteurs. Le monde digital du XXIème siècle ne peut tout simplement pas se passer des échanges commerciaux avec la Corée du Sud.
Comment les Sud-Coréens ont-ils réussi, en seulement trois générations, à se rendre si attractifs aux yeux du monde ?
Devenir grand, devenir fort, durer éternellement
C’est la devise d’une entreprise Sud-Coréenne connue dans le monde entier. Trois étoiles, pour trois valeurs fondatrices. Fondée en 1938 par Lee Byung-chul, l’entreprise Samsung fait tout en grand. Un chiffre parmi tant d’autres afin d’illustrer la démesure de la multinationale : 40 000. C’est le nombre de chercheurs embauchés par la firme. C’est trois fois plus de scientifiques que tout le CNRS français.
Samsung, c’est la fierté de toute une nation. Les coréens eux-mêmes le disent. Depuis l’enfance, absolument tous savent que c’est la meilleure entreprise du pays. C’est un rêve que d’intégrer un jour les rangs de la firme. Mais pourquoi ? Tout simplement car l’histoire de Samsung est étroitement liée à la reconstruction du pays que nous avons évoqué plus haut.
L’entreprise est partie de rien, dans un tout petit État en ruine. La patience et la persévérance ont fait de cette entité la première entreprise Hi-tech du monde. Tous voient en Samsung le miracle économique coréen.
Ce constat à un double effet. Il constitue d’une part un terreau parfait qui mêle une culture d’entreprise avec un passé commun. D’autre part, c’est l’occasion pour Samsung d’accroître le sentiment d’entreprise familial, ainsi que le niveau de loyauté de ces salariés. Et quelle famille.
250 000 employés dans le monde
Pas moins de huit villes Samsung sont réparties sur tout le territoire. Ces lieux, ultra-connectés, sont en quelque sorte coupés du reste du monde. Une ville dans la ville. N’importe quelle journaliste peut patienter des mois avant d’obtenir une dérogation de visite, ou se verra refuser l’entrée. On ne plaisante pas avec le secret industriel.
La Digital City par exemple, à Suwon, est consacrée à l’électronique. Avec ses 30 000 employés, elle a la taille et la population d’une ville comme Auxerre. Banques, hôpitaux, stades bar, salles de sport. Des musées également, avec un culte assumé et prononcé pour le fondateur de la marque.
Pour pénétrer ces murs, il faut faire partie de la famille donc. Pour y arriver et compter parmi les 5000 embauchés chaque année, il faut accepter un rythme de travail très élevé. Dès l’embauche par exemple, vous êtes dans un centre d’entraînement sans sorties autorisées, pendant trois semaines.
Les cours démarrent à 7h30 du matin jusqu’à 9h du soir, plus des travaux de groupe la nuit. Pas plus de 3-4 heures de sommeil pendant la période. Après cela, le graal, vous êtes désormais un digitaliens Samsung, comme ils aiment se nommer.
Est-il concevable d’échapper à l’emprise de l’entreprise ?
Une fois intégré, il est difficile d’en sortir. Tout est pensé pour qu’à la fin de votre journée de travail, vous n’ayez finalement pas tant envie de rejoindre votre famille. Du moins, pas tout de suite. Plus de la moitié des salariés du pays passent plus de temps avec leurs collègues en fin de journée, plutôt qu’avec leur famille.
Bon nombre d’employés restent sur place, dans l’une des nombreuses associations de la firme, comme des cours de cuisine par exemple ou un club de conception de robots. Créer du lien, du matin jusqu’au soir. On travaille, et on se divertit chez Samsung. Il est donc tout naturel qu’on habite chez Samsung.
Ce sont les complexes immobiliers ultra-connectés, appelés Raemian. Un acronyme qui signifie » future, beauté, confort ». Ils sont ouverts aux salariés du groupe, et à tous ceux qui en ont les moyens. Les enfants ont leurs propres écoles, construites par le géant bien sûr.
Seule entorse au contrôle de la marque, les professeurs doivent dépendre tout de même de l’éducation nationale. Avec Samsung, demain sera Coréen.
Étude, travail, réussite
Samsung retranscrit donc dans son ADN un premier schéma de la culture coréenne. Si tu souhaites réussir dans la vie, et bien il faut t’en donner les moyens, dès l’enfance. Saches que ton entreprise familiale sera toujours là pour t’accompagner. Car l’entreprise, c’est la nation. Cet état d’esprit se retrouve dans les autres Chaebols du pays.
On pouvait évoquer l’entreprise Cospo, le géant de l’acier sud-coréen. La multinationale demande une abnégation sans limite à ses salariés. Tous les matins, les employés récitent en coeur la devise : “Le dévouement des employés est la base pour assurer la prospérité de Cospo [trois applaudissements synchronisés]. Cospo, c’est le meilleur” [pouce en l’air de la main droite pour terminer, tous ensemble].
À noter que les coréens travaillent 40% de plus que les français. Une autre dimension culturelle que l’on retrouve à l’échelle entrepreneuriale et nationale réside dans la volonté d’avancer ensemble, unie. L’autre graal, c’est celui d’incarner la fierté de la nation.
Le triomphe du collectif
Là où les pays d’Asie semblent être désaxés du modèle occidental, c’est dans leur désir d’unité. Et la Corée du Sud n’échappe pas à la règle.
L’individualisme à l’occidental façonne nos sociétés depuis 1970. Largement soutenu et encouragé politiquement, les désirs individuels sont devenus le fond de commerce de l’économie néo-libérale du dollar, de la livre, et de l’euro.
Et si la Corée du Sud est ouverte sur le monde, il n’en reste pas moins que le peuple coréen est avant-tout préoccupé par la réussite du pays. C’est un devoir en tant que sud-coréens et une chance de pouvoir le mettre en pratique. Un sentiment qui s’inscrit à nouveau dans son patrimoine culturel.
Le digital partout, tout le temps
Dans ce contexte d’identité culturelle forte, mêlant volonté d’exceller et sentiment d’appartenance à un projet plus grand et plus important que soi, les sud-coréens sont les premiers à avoir adopter les technologies issues de leur industrie.
La Corée du Sud est aujourd’hui le pays le plus connecté de la planète. Laboratoire du futur, où les tablettes remplacent les livres dans les écoles, où les robots s’occupent des enfants, et où les champions de jeux-vidéos sont vénérés tels des dieux.
Imprimer des documents dans le métro ? Contrôler son appartement à distance ? Tout est faisable. Les écrans sont allumés en permanence dans chaque foyer, et dans l’espace public. Du miroir connecté dès votre lever affichant vos données de santé, à votre frigo vous informant sur les produits manquants pour votre dîner de ce soir (et vous proposant de faire le plein sans plus attendre), en passant par une analyse accrue de tous vos déplacements.
La Corée, qui a le plus haut taux d’acceptation des technologies, est l’endroit idéal pour tester le futur. Munish Khetrapal, responsable Asie chez Cisco Systems, envisage la Corée comme “un pays témoin […] il n’y a qu’ici que les gens sont prêts aux solutions “u-life” où hommes, objets et services sont connectés ensemble.”
Autre exemple dans le phygital – avec le modèle du “magasin sans vendeur”, que ce soit pour faire ses courses ou acheter une nouvelle paire de chaussures – fonctionne à merveille. Là où les tentatives par Amazon sur le sol américain se sont finalement soldées par un échec. La firme ne compte pas poursuivre dans cette direction. Comme nous l’avons évoqué, la technologie n’a de sens que si la population l’intègre, l’utilise et l’accepte socialement.
Technologie et sens de l’éthique
Autre phénomène, méconnu de l’occident mais largement accepté dans la société sud-coréenne, le clonage. Si vous aimez par-dessus tout votre animal de compagnie, ou que vous le perdez comme c’est la tradition dans le monde naturel, et bien vous pouvez le dupliquer sans encombre (moyennant 80 000€, tout de même).
Le pays est de très loin le leader mondial dans le domaine. D’ailleurs, 80% des chiens de détection déployés dans les aéroports par l’Agence coréenne pour contrôler les bagages sont désormais des clones. Un berger allemand très spécial, celui qui a sauvé le dernier survivant des décombres du 11 septembre 2001, a été cloné pour rejoindre les rangs des unités de police de Séoul.
Le monde de demain
En Mai dernier, Le président Yoon Suk Yeol a annoncé un nouveau plan de soutien de quelque 17,5 milliards d’euros pour renforcer l’industrie des semi-conducteurs du pays, secteur stratégique au cœur d’une bataille mondiale.
Le pays est en train de construire un “méga pôle” de semi-conducteurs dans les environs de Séoul, qui, selon le gouvernement, sera le plus grand complexe de fabrication de semi-conducteurs au monde, comptant créer des millions d’emplois.
Annoncée l’an dernier, ce centre de fabrication de semi-conducteurs a été soutenue par un investissement privé de 240 milliards de dollars, permettant de gagner une longueur d’avance sur ses concurrents mondiaux.
Ces investissements privés montrent que bon nombre d’acteurs du secteur ont compris qu’il était préférable de sponsoriser les experts du domaine, plutôt que de faire bande à part et être rapidement écrasé par ce rouleau compresseur.
Conclusion
La Corée du Sud impressionne par ses succès et par une détermination sans faille de sa population. Le pays ne se contente pas de relever les défis qui sont les siens, elle s’en fixe sans cesse de nouveaux. La digitalisation de la nation est le reflet d’une industrie de pointe avec en son centre le travail, vecteur d’émancipation et de réussite collective.
Le pays semble exceller dans tous les domaines, et les Chaebols incarnent le modèle politique, économique et culturel de la nation, formant une entité “ humain – entreprise ” redoutable.
Mais cette course à l’excellence à un prix. La pression exercée dès le plus jeune âge sur les enfants par un système éducatif ultra concurrentiel est invraisemblable. Une journée d’activité scolaire, incluant les cours du soir d’un adolescent, représente une journée de 16h, un record mondial.
C’est le défi à venir, car avec un taux à 0,8 enfants par femme, le plus faible au monde, les coréens ne font plus d’enfants. La vie de famille occupe désormais une place minuscule. Ironie du sort, si la Corée ne fait rien, en 2050 le pays sera composé à 40% d’une population âgée de plus de 65 ans. Sa force de travail est sur le point de devenir son talon d’Achille.