En matière de musiques de nos jours, il y en a pour toutes les situations. Pour travailler, pour faire du sport, pour un apéro. Il existe des playlists musicales pour faire le ménage, pour déprimer, marcher sur la plage. On en trouve même pour le bien-être de ses plantes intérieures.

Nous l’avons étudié dans un précédent article, la perception de la musique a totalement changé en 25 ans. Pour des raisons que nous avons eu l’occasion d’aborder, la musique est de plus en plus associée à une marchandise, plutôt qu’à de l’art.

Et si on vous disait qu’à une certaine époque, on pouvait écouter de la musique en décrochant son téléphone ? De manière aléatoire, on entendait de la musique depuis son combiné. Cela peut paraître un peu fou, mais c’est bien réel. C’est l’histoire de Muzak, que l’on vous invite à découvrir.

La création de la Muzak

Tout commence pendant la première guerre mondiale. Le général George Owen Squier prend conscience de l’importance de l’électronique, un domaine naissant. Avec son laboratoire de recherche en radioélectricité, il invente un nouveau système de transmission pour l’armée américaine.

En utilisant le réseau de ligne électrique, il a l’idée de transporter d’autres éléments que de l’énergie. Un seul canal pour plusieurs types de signaux, dont du son.

Au moment où la radio est en cours de perfectionnement et inaccessible financièrement, cette méthode est un atout stratégique. Elle permet d’éviter l’espionnage.

Dans les années 20, Squier crée en parallèle son entreprise, afin de monétiser sa création. Il propose alors à n’importe qui muni d’un téléphone personnel, moyennement un abonnement, d’écouter de la musique à la maison.

Les platines tourne-disque sont à cette époque répandues dans les foyers aisés principalement. Cette alternative est donc un bon moyen pour écouter de la musique enregistrée chez soi. En tout cas, si vous habitiez à Staten Island – New York dans un premier temps. C’est là que tout commence.

D’abord appelée Wired Music, littéralement radio branchée (à l’électricité, pas via des ondes) l’entreprise va rapidement être renommée Muzak. Contraction de musique, et Kodak. Pas d’affiliation particulière avec l’entreprise, George voulait simplement surfer sur la notoriété déjà solide de cette dernière.

Son nom va rapidement s’installer dans le langage commun, le signe généralement d’une situation de monopole. Et c’est à ce moment-là qu’un choix crucial est fait par George Squier.

La Muzak, une autre musique

Il est important de rappeler que lorsque Muzak se lance dans cette aventure, il n’existe aucune librairie musicale.

Donc si cette société souhaite diffuser des musiques, il faut qu’elle se prémunisse des droits liés. Et cela coûte très cher. George choisit donc l’autre option, celle de créer ses propres titres musicaux.

La course aux productions musicales

Il embauche Ben Selvin en 1936, un chef d’orchestre et producteur réputé. Avec son ensemble de musiciens, Selvin va enregistrer une dizaine de morceaux par jour. Avec un atout de taille : il ne se limite à aucun genre.

L’idée c’est de piocher dans des classiques, inconnus ou populaires, afin de les réarranger et créer ainsi de nouveaux titres. En quelques mois à peine, c’est un beau catalogue de quelques milliers de musiques que Muzak se constitue.

Muzak se propage

Comme mentionné plus haut, l’entreprise propose sa musique dans les foyers américains via un abonnement. Mais Muzak ne compte pas s’arrêter là.

Elle se fixe également comme objectif de proposer son service dans les bâtiments d’entreprises pour les travailleurs, ainsi que dans les lieux publics. Comme la supérette du coin par exemple. Sans doute que vous voyez déjà où cela nous mène.

À la même période, l’entreprise se déploie dans les zones urbanisées, presque partout aux états-unis. Et c’est tant mieux pour l’avenir de la société.

Car oui, la radio est de plus en plus populaire et accessible. Et l’offre de Muzak du point de vue des ménages devient en quelque sorte inutile.

Pourquoi payer un abonnement, alors que vous pouvez investir dans une radio bon marché, et obtenir de la musique gratuitement ?

Le tout sans avoir à rester collé à son combiné, rendant l’écoute de musique pas vraiment conviviale. George constate cela à temps, et se concentre sur la partie diffusion dans les lieux publics.

Muzak : la musique du quotidien

Muzak devient la musique des travailleurs au bureau, des consommateurs au supermarché ou au centre commercial, des couples au restaurant etc. Il faut imaginer que tous ces lieux étaient autrefois animés par des bruits de cadis.

C’est une nouveauté totale pour la société, et Muzak remplit l’espace sonore des activités du quotidien. Année après année, la Muzak est partout, tout le temps. Même dans les ascenseurs. D’où l’expression “la musique d’ascenseur”.

Formule péjorative aujourd’hui, dans les années 30 c’est un accomplissement de la société. Réussir à créer une atmosphère moins gênante, dans un espace exigu partagé avec des inconnus pendant plusieurs minutes, c’est un exploit.

Car oui à cette époque les ascenseurs étaient lents, très lents. Au passage, Muzak profite de l’obligation d’installer des interphones dans les ascenseurs pour convaincre les fabricants de rajouter un mini haut parleur.

En avant les musiques douces instrumentales, au rythme assez lent. C’est une nouvelle étape dans la perception musicale.

Aller encore plus loin

Le constat est flagrant, les retours sont toujours positifs. Les personnes expérimentant la musique d’ascenseurs se sentent plus détendues, plus à l’aise avec cette machine bruyante et peu rassurante.

Le constat de Muzak est sans appel. Si notre musique est capable d’apaiser les gens dans un contexte précis, ne pourrait-elle pas modifier leur comportement ailleurs ?

Méthode Muzak
Méthode Muzak : Stimulus Progression

La psychologie de la musique

Petit saut dans le temps, nous sommes après la seconde guerre mondiale. Les sciences sociales deviennent un sujet central. On souhaite à tout prix ne pas replonger dans le chaos.

Pour cela, on doit apprendre de nos erreurs, et de nous-même. La psychologie fait de grands pas en avant sur la compréhension de nos émotions.

Les questions posées par ces sciences sont assez proches de celles de Muzak. L’entreprise s’intéresse aux effets théoriques de la musique sur le comportement humain. Ce qui tombe à pique, car depuis les années 40, des instituts ont fait état de la diffusion de Muzak dans les bureaux.

On découvre que leur musique réduirait l’absentéisme et retarderait le départ des employés en fin de journée. Bingo. Même si ces résultats sont à prendre avec des pincettes, cela pousse le financement de recherches pour en savoir plus.

Elles aboutissent à une méthode déposée par la marque : stimulus progression. Des “chercheurs” auraient alors réussi à identifier les rythmes naturels des employés.

Cela afin de mettre en évidence des phases plus ou moins productives dans la journée, selon la fatigue, la pause déjeuner etc.

Avec ces données, Muzak propose différentes playlists aux tempos variés selon les moments clés de la journée. Ceci afin de minimiser les phases de fatigue, ou de déconcentration. Une aubaine pour une société en pleine mutation consumériste et productiviste.

L’apogée de la Muzak

Avec cette recette magique, Muzak rencontre un succès national. On en passe à la maison blanche, dans le casque des astronautes lorsqu’ils sont en mission dans l’espace.

Mais, il y a toujours un mais. Nous sommes au début des années 60, et ce mouvement musical entame un lent déclin dans l’avis du public.

Il faut préciser que Ben Selvin mentionné plus haut à initié un style musical bien précis. Il s’est débarrassé des éléments caractéristiques de toutes les musiques réécrites.

Tout ce qui vous marque dans une musique n’y figure plus. C’est ce qui donne à la Muzak cet aspect de flux musical continu qui empêche de se concentrer dessus. C’est une musique de fond, c’était l’objectif.

Ici le cerveau n’a pas l’occasion de se caler, de se concentrer sur un ensemble particulier. Dit autrement, tout se ressemble avec la Muzak.

Se pose alors la question du consentement. Lorsque aujourd’hui vous naviguez à travers des playlists, des artistes, vous choisissez. Avec la Muzak, c’est surtout une affaire de contrôle de nos émotions.

La génération qui dit non

Ce ne sont pas des stimulis pour être heureux ou épanouie qui sont proposés, mais pour produire et consommer plus. La production de Muzak devient donc le symbole ultime du capitalisme.

Et la question que tout le monde se pose dans les années 60 : est-ce la Muzak c’est de la musique ? Faire de la musique uniquement pour manipuler la population, ça devient un sujet grandissant.

Nous sommes à un moment de l’histoire où les musiques populaires deviennent un véritable outil de revendication culturelle. Bob Dylan, The Beatles, The Pink Floyd : les symboles politiques et sociaux y sont forts.

Tout naturellement, la jeunesse voit ainsi la Muzak d’un très mauvais œil. C’est la société de consommation, et rien de plus.

À noter que son succès a entraîné la création de tout un tas d’autres entreprises similaires, ne se basant pas sur ces critères de stimulus émotionnels.

La Muzak perd en prestance

Muzak connaît un engouement au Japon notamment. Certaines marques, comme Muji, vont produire le même genre de compilation au pays du soleil levant.

Muzak abandonne dans les années 70-80 sont programme de stimulation, pour laisser place à de la musique originale. Mais c’est en quelque sorte trop tard.

Dans les années 90, la Muzak est sous le coup des critiques. Accablée par de la mauvaise presse, des associations se forment pour demander l’interdiction de diffuser ce genre de musique.

Il y a même Ted Nugent, un rockeur américain, qui offre de racheter l’intégralité du catalogue pour 10 millions de dollars, et faire cesser son activité. Jugeant qu’elle est je cite “une force maléfique à l’œuvre dans la société”.

Après moult rachats, fusions etc, Muzak est déclaré en faillite en 2009. Elle sera rachetée par Mood Media en 2011. C’est elle qui détient à ce jour le catalogue de plus de 3 millions de Muzak.

Conclusion

Cette aventure folle permet de tirer plusieurs observations. Premièrement, la Muzak a participé à la désacralisation de la musique dans nos sociétés. Et c’est une très bonne chose.

Sans elle, est-ce que son essor dans les foyers ou son acceptation auprès du grand public se serait déroulé dans les mêmes échelles de temps ? Ce n’est pas certain.

C’était le grand voeu d’Erik Satie, un compositeur français du XIX et XXème siècle. Son grand projet à la fin de sa vie était de composer des musiques à ne pas écouter. Juste des musiques entendues. Pour ainsi différencier l’art, qui mérite de se concentrer et être impliqué, et le reste qui relève plus de la consommation.

Il avait expérimenté cela dès les années 20 lui aussi, dans une pièce de théâtre. Pendant l’entracte, l’orchestre jouait sa musique “à ne pas écouter”. On passe le temps, on meuble l’espace. Il appelle cela d’ailleurs de la musique d’ameublement.

Ensuite, la Muzak reste l’expérience la plus longue jamais réalisée sur notre rapport à la musique, et son influence sur notre psychologie. Même si on ne comprend pas tous les résultats, on en apprend plus sur nous-même.

On peut faire un rapprochement similaire pour l’ASMR aujourd’hui par exemple. Oui l’ASMR ce n’est pas de la musique, il n’empêche que pour ceux qui sont réceptifs, c’est un moyen de se détendre et de vivre une vraie expérience sonore.

On scanne le cerveau des personnes réceptives et surprise, c’est un feu d’artifice haut en couleur. Des régions communiquent, le rythme cardiaque peut baisser significativement. Pour certains, c’est un moyen de s’endormir en quelques minutes, pour d’autres se concentrer au travail.

Le son en tant que sens n’a pas fini de nous surprendre et continuera de faire l’objet de découvertes sur notre corps et notre esprit.